Accueil » Blog » Plateformes citoyennes publiques vs privées : qui veut la peau de l’engagement citoyen ?

Nous sommes le 31 mars 2020. Au n°22, rue de la Libération, Marc recherche une imprimante pour éditer son attestation de sortie. Au n°34, Annie a un copieur qui ne demande qu’à servir. Tous deux sont membres d’un réseau de voisinage : vont-ils pouvoir s’arranger ? Non, car Marc est inscrit sur une application d’entraide privée, et Annie sur la plateforme citoyenne de la ville… 

Depuis quelques années, les dispositifs d’engagement citoyens de tous formats et de tous acabits se multiplient sur le sol français. Du groupe Facebook à la plateforme nationale officielle en passant par les budgets participatifs municipaux, les réseaux d’entraide éphémères et les applications de voisinage, les citoyens savent-ils encore où donner de la tête ? Et ces initiatives pourraient-elles réveiller leur conscience politique, pourtant à la baisse depuis des années ?

En temps d’épidémie, la solidarité aussi est contagieuse

Jusqu’à l’année dernière, les réseaux d’entraide entre voisins suivaient leur long fleuve tranquille. De nouveaux habitants venaient régulièrement grossir les rangs pour échanger en ligne avec leurs voisins sur des sujets de jardinage, nuisances sonores, vides greniers, collecte des déchets et autres bonnes et mauvaises aventures.

Fin 2019, alors que le mouvement social contre la réforme des retraites paralyse une bonne partie du territoire, la fréquentation des réseaux monte en flèche. Sur Nextdoor, le réseau américain importé en France depuis 2018, on observe « un doublement voire un triplement des connexions » de la part des citoyens qui cherchent de l’aide pour se déplacer, faire garder ses enfants ou tout simplement s’informer. Début 2020, l’épidémie mondiale de covid-19 passe la vitesse supérieure : le réseau américain gagne +80% de nouveaux abonnés à l’échelle mondiale entre février et mars. « Quand tout le monde a été assigné à résidence, les gens ont redécouvert la solidarité de proximité, et ce sont des plateformes comme la nôtre qui permettent de la faire vivre », confirme Emile Josselin, aujourd’hui responsable communication de la plateforme Nextdoor en France après avoir conseillé la communication en ligne d’Axelle Lemaire, Jean-Marc Ayrault ou encore Martine Aubry. « Beaucoup de choses sans grande importance hier sont devenues cruciales dès le lendemain du confinement : nous avons par exemple lancé des campagnes sur la plateforme pour inciter à l’entraide, par exemple à travers le partage d’imprimantes pour imprimer les attestations de sorties, ou les documents pour la classe à la maison ».

Chacun sa rue, chacun son réseau…

Mais les réseaux d’entraide n’ont pas seulement étendu leur audience, ils se sont multipliés. Depuis la création de l’un des pionniers en la matière, Voisin’Âge, par l’Association Petits Frères des pauvres en 2009, les français avaient déjà l’embarras du choix pour gérer leurs relations de voisinage : Voisineo, mesvoisins.fr, Ensembl’, Nextdoor, Smiile, …

Avec le confinement, des groupes privées d’entraide initiées par des particuliers, associations ou structures locales sont venues s’ajouter à l’équation. Début mai, le site covid-entraide.fr recensait plus de 640 réseaux d’entraide ayant vu le jour pendant le confinement. Quant aux plateformes citoyennes publiques en ligne, déjà présente dans plusieurs villes, se sont généralisées. Fin mars – début avril, les grenoblois étaient ainsi invités à s’inscrire sur Grenoble Voisins Voisines, les toulousains sur Solidarité Toulouse, et les Saint-Genésiens sur Saint-Genis-Pouilly Solidaires. Les villes d’Aix-en-Provence, de Seyssins, de Lyon et les départements de l’Orne de la Lozère et de la Loire, ainsi qu’une trentaine d’autres collectivités ont quant à elles choisi d’utiliser Entraidons Nous, une solution proposée par l’agence Eolas pour générer sa plateforme en ligne. Début mars, le gouvernement français lui-aussi organisait le lancement national de Je Veux Aider.fr, la Réserve Civique officielle de la France repensée à l’occasion de l’appel à la solidarité du Président. « Avant 2020, la plateforme comptait 3 500 bénévoles inscrits et 600 structures proposant des missions » raconte un agent des services de l’Etat. « Avec l’épidémie, le nombre de bénévoles est passé à 300 000 bénévoles inscrits, ce qui a donné lieu à 40 000 participations effectives ». Fallait-il centraliser les initiatives plutôt que de les multiplier ? « Il y a une floraison des dispositifs de ce type là, qui font souvent doublon. Puisque beaucoup de maires ont créé leur réserve civique informelle avec des fichiers Excel, notre travail est désormais de recentraliser les initiatives »

L’engagement citoyen, nouveau business qui monte

Comment expliquer ce boom de la vie publique en ligne ? Du côté du privé, il faut peut-être se tourner vers les chiffres du secteur pour comprendre les raisons d’autant d’attractivité. En 2018, lors du lancement de Nextdoor France, l’entreprise américaine avait déjà levé près de 210 millions de dollars ; début 2019, elle en avait levé à nouveau 123 millions.

Cette dimension lucrative n’empêche pas l’entreprise de mener avec sérieux ses actions de service public. Aux États-Unis, elle a déjà mis en place 3000 collaborations avec la police, les pompiers, et d’autres acteurs publics. En France, elle collabore déjà avec la Mairie de Paris, la Mairie du 5ème arrondissement et les Pompiers de Paris en leur permettant de poster des messages d’alerte ou d’information à l’ensemble d’un quartier ou d’une ville. « Les équipes sont parfois débordées par les appels téléphoniques ou de mails qui sont de plus en plus nombreux, explique Emile Josselin. Les collectivités savent que beaucoup de ces appels pourraient ne pas avoir lieu si les gens connaissaient leurs voisins et pouvaient s’informer dans l’application de ce qui se passe dans leur quartier ».

Quant à savoir si la plateforme ne cristallise pas une forme de concurrence entre intérêts privés et intérêt public, l’entreprise semble assez tranquille « Les préoccupations sur la privatisation de l’espace public sont légitimes continue-t-il, mais nous créons un espace de confiance en certifiant que chacun utilise son vrai nom et sa réelle adresse. Et nous proposons une plateforme : c’est la collectivité qui l’anime. Quant à la publicité, nous ne l’avons pas encore déployée en France parce que nous voulons avant tout fédérer la communauté et apporter quelque chose à la société française ».

Cette rencontre d’intérêts publics et privés n’est pas spécifique à ce sujet. Les villes sont de plus en plus nombreuses à dénoncer l’airbnbisation du logement, l’ubérisation des mobilités ou plus largement la privatisation de la vie en communauté. Mais d’un autre côté, la crise liée au covid-19 a prouvé que les acteurs privés pouvaient être d’une aide précieuse en cas de manquement : LVMH a ainsi fourni du gel hydroalcoolique, Louis Vuitton des masques, Décathlon des bases pour respirateurs, sans mentionner les GAFAM qui ont contribuer à nourrir, équiper et informer tant bien que mal les citoyens confinés. Un effort d’ailleurs plébiscité par une partie des citoyens puisque selon une étude Kantar sur les attentes des français face à la crise du covid-19, 30% à 40% des français se sont dit favorables à ce que les marques participent à l’« effort de guerre » en soutenant l’hôpital ou le gouvernement.

La démocratie en mode participatif

Du côté des municipalités, on observe un autre type de motivation. La création de ses plateformes intervient dans un contexte de progression permanente de l’abstention depuis des décennies. De 20 à 30% dans les années 1960 à 2000, le taux d’abstention a flirté avec les 40% au milieu des années 2010 pour finalement dépasser les 55% en 2020. Dans certaines villes comme Vénissieux (Rhône), seul un électeur sur 10 s’est rendu aux urnes, poussant le taux jusqu’à 90%.

« Les citoyens ne sont pas désengagés de la politique, ils sont désengagés du fonctionnement des institutions qui les représentent, précise l’agent des services de l’Etat. S’ils considèrent que l’intérêt général est mal géré, c’est normal de préférer vivre concrètement leur engagement politique via des actions locales et concrètes sur des projets choisis ».

Une plateforme en ligne peut-elle fabriquer des électeurs ? « Je pense que toute personne qui est amené à prendre la parole sur ce qui se passe autour de lui sera plus susceptible de voter que l’inverse » estime Emile Josselin, qui ne peut s’empêcher d’émettre des doutes sur la durée de vie des plateformes lancées pendant l’épidémie. « Il faut se méfier de la plateforme qu’on lance à grand renfort de moyens techniques sans avoir pour autant la capacité de recruter les citoyens qui vont l’investir, et les personnels en mairie pour l’animer ensuite. » Un avis qui n’est pas partagé du côté du gouvernement : « L’ennui dans l’engagement, ce n’est pas le manque de personnes prêtes à s’investir mais le manque de  mission proposées par les structures. Nos campagnes de recrutement, nous les faisons auprès des structures à but non-lucratives, pour leurs rappeler que des volontaires n’attendent qu’elles pour s’engager ».

Pour les municipalités, les plateformes visent ainsi à (ré)engager les citoyens dans leur vie publique et politique locale. C’est d’ailleurs ce même contexte qui explique le récent boom de la démocratie participative. Le site du collectif Action Commune, qui accompagne les initiatives de participation citoyenne, recensait ainsi en mars 2020 pas moins de 157 listes participatives, répartis équitablement entre les villages de moins de 2000 habitants, ceux de 2000 à 100 000 et les villes de plus de 100 000. Et si une seule liste participative avait remporté sa mairie en 2014, elles sont en 2020 plus de 65 à avoir gagné le droit d’en prendre les rennes.

Dans la même démarche, les mairies ont été de plus en plus nombreuses à mettre en place des “budgets participatifs”, dispositifs permettant aux citoyens de choisir les projets auxquels allouer une partie du budget.

Pour l’heure, l’impact des citoyens sur le budget municipal reste très modeste : le budget moyen par habitant est en moyenne de 6,50€ par habitant en 2020, et seuls 5% des habitants y participent. Plusieurs éditions ont également été annulées ou adaptées en raison des règles de distanciation imposées par le covid-19.

Mais les budgets participatifs pourraient être amenés à se développer dans les années à venir. À Bordeaux, Avignon ou Rennes, le budget moyen atteint 10 à 15€ par habitant, et à Paris, à 45€. Autre signe encourageant, dans le Gers, 25% de la population a participé à l’édition 2020 du budget participatif.

Changement climatique, changement démocratique

L’engagement des particuliers dans la vie politique et civique locale pourrait aussi être porté par la prise de conscience environnementale des français. Citée dans Reporterre, la responsable climat et territoire au sein du Réseau action climat Zoé Lavocat attribue ainsi cette « explosion des dynamiques citoyennes » à l’urgence du changement climatique car « c’est au niveau local qu’on se rend compte des impacts du changement climatique (…) et qu’on peut porter des solutions concrètes ».

D’après un rapport de l’Association Bilan Carbone, les collectivités seraient d’ailleurs directement responsables de 15% des émissions de gaz à effet de serre, un chiffre qui s’élève à 50% si l’on y inclut les émissions indirectes de leurs orientations. Elles sont aussi la bonne échelle pour les canaliser puisque 70% des actions de réductions des émissions sont réalisées à l’échelle locale.

Ces chiffres confortent ainsi le bourgeonnement d’initiatives solidaires locales (Amap, ateliers de réparation, jardins partagés), tout comme le fait que 40% des projets votés en 2019 dans les budgets participatifs étaient en faveur de la préservation de l’environnement. D’après le sondage OpinionWay mené par le collectif Après, Maintenant !, 78% des Français désireraient même « renforcer la décentralisation, donner plus de pouvoir aux collectivités ». Mieux : ils sont 63% à se déclarer prêts à « renforcer la participation citoyenne à la vie démocratique, en y participant personnellement davantage », un chiffre qui atteint les 71% chez les 35-49 ans. De quoi redonner de l’espoir au lendemain du score de l’abstention aux municipales 2020 : grâce à ré-engagement progressif des français en faveur du futur de la société et du vivre ensemble, la participation politique des citoyens pourrait bien à terme se remettre sur la bonne voie.